drame - fiction sentimentale ou inspirée de faits réels

Hélène

Temps de lecture estimé : 4 minutes

Août 2001 – Varsovie

Pour mon premier voyage en Pologne, avec mon frère, nous partons à la recherche de notre grand mère. Après quatre heures de route, nous arrivons au Nord de la Pologne. Une immense barre d’immeubles se dresse devant nous. Nous entrons dans un hall sombre et froid et nous cherchons son nom sur les boite aux lettre en bois accrochées sur le mur grisâtre. Après quelques secondes d’hésitation, nous gravissons les marches de ce lugubre escalier. 

Es-tu encore en vie ?

Je n’avais de toi que quelques photos souvenirs : tu étais bonde, mince, délicate et élégante dans une belle robe noire. Tu affichais un sourire timide. 

Habites-tu toujours ici ?

Nous tapons trois petits coups, des pas feutrés filtrent et la porte s’ouvre doucement. Une petite dame âgée et frêle apparait. 

« Mes petits » furent tes premiers mots. Tu nous as souri et tu as ouvert grand ta porte comme ton coeur. Je ne sais pas si tu étais heureuse, surprise, ou fataliste. Peut-être les trois en même temps. Tu semblais attendre notre visite comme si tu savais qu’un jour nous serions là, devant toi.

Nous sommes entrés dans ton minuscule appartement et tu nous as préparé un café.

Tu n’avais plus parlé français depuis trente ans, depuis ta dernière visite en France en 1972. Tu cherchais un peu tes mots, incertaine. Ton léger accent polonais te faisait légèrement rouler les R, tu utilisais le masculin au lieu du féminin et inversement, et tu écorchais quelques mots. 

Qu’étais-tu devenue pendant toutes ces années où nous n’avions plus de nouvelles ? 

Je te regardais, je t’observais, je m’imprégnais de ta présence, émue. Tu avais des bigoudis sur la tête pour donner un peu de tenue à tes cheveux fins et raides. Tu étais gênée de nous recevoir ainsi sans être apprêtée. Tu prenais soin de toi et de ton apparence. Tu sentais bon la crème Nivéa. Tes gestes étaient gracieux et raffinés. Tu as sorti tes tasses en porcelaine pour marquer l’évènement. Tu portais une blouse rose et bleue qui faisait ressortir la couleur azur de tes yeux. Ta peau était claire, ton visage émacié était doux et parsemé de rides profondes, reflet de tes blessures. Tes pommettes étaient hautes, ton nez droit et tes yeux petits et légèrement fermés. Tu semblais à la fois frêle et forte, résistante et fragile. Derrière ton sourire, le chagrin et la douleur étaient perceptibles. 

Quelles souffrances renfermais-tu ? Comment avais-tu accepté de vivre seule, toutes ces années, loin de ta famille ?

Tu te déplaçais lentement, tes pieds trainant sur le tapis élimé. Tu tâtonnais avec ta main, tu ne voyais plus très bien. Tu t’appuyais sur chaque meuble, tes jambes te soutenaient à peine. Tu avais peur de tomber. 

Mangeais-tu à ta faim ?

Ta pauvreté m’a frappée. Tout était vétuste dans ton minuscule logement, nous étions bien loin du confort de nos vies européennes. Nous n’osions pas te poser toutes les questions qui nous envahissaient et c’est toi qui, d’une voix hésitante, nous as confié ton histoire, ta douleur, tes multiples souffrances : ton enfance en France, la guerre, la violence et l’alcoolisme de ton mari, tes trois enfants, ta solitude, les abus de ton beau-père, ta fuite, l’abandon de tes enfants, ton arrivée dans une ferme, ta rencontre avec Bernard, ton retour en Pologne, ta nouvelle vie, ton expropriation, le décès de Bernard…

Tu étais si seule. Tes mains tremblaient, ta voix, rendue chevrotante par l’émotion et le chagrin, s’est enrouée à la fin de ton récit. Tu nous as regardés, inquiète de notre réaction. Tu t’es excusée. Tu avais tellement peur de notre jugement.

Je me suis assise près de toi, sur l’accoudoir du fauteuil, et je t’ai prise dans mes bras. Ta peau était douce et fraiche. Je sentais tes os pointés sous tes vêtements. Tes yeux étaient remplis de larmes. Tu te sentais tellement coupable. Tu ne t’es jamais remise d’avoir laissé tes enfants derrière toi. Cet acte t’a brisée, même si tu as essayé de continuer à vivre. Je serrais ta petite main délicate pour t’amener un peu de réconfort. 

Comment avais-tu réussi à supporter le poids de cet abandon, à vivre loin de tes enfants  sans savoir ce qu’ils étaient devenus ? 

Tu avais une force en toi, une volonté inébranlable, l’espoir de les revoir pour ne pas t’effondrer. Tu priais tous les jours pour les retrouver.

Cette journée de retrouvailles fut bien trop courte.

Te quitter, te laisser seule à nouveau fut un déchirement. Tu nous as fait signe par la fenêtre et nous avons repris la route, tristes et bouleversés.

Nous sommes revenus régulièrement et nous avons même fêté Noël, tous ensemble. Le seul et unique Noël où tu as eu près de toi tes enfants, petits-enfants et arrières petits-enfants. Et puis, un jour, c’est toi qui nous as quittés, laissant un grand vide derrière toi et quelques beaux souvenirs.

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