drame - fiction sentimentale ou inspirée de faits réels

Ici ou là-bas ?

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La nuit est tombée, le Petit et le Grand vêtus d’un pantalon de pionnier et d’un chapeau de feutre, sac accroché dans le dos, se glissent silencieusement hors des fourrés. Ils sont restés plusieurs heures tapis dans les bosquets à attendre le bon moment. Ils jettent un oeil à droite et à gauche, pour s’assurer que la voie est libre puis, ils s’élancent dans la plaine désertique. 

Le Grand ressemble à un échalas, planté sur deux longues jambes fines et nerveuses. Le Petit traine des pieds et soulève la poussière de la route. Régulièrement, le Grand se penche vers le Petit pour l’encourager à marcher. Il s’impatiente et le tire par la main, sans doute pense-t-il qu’il n’avance pas assez vite. Le sac à dos glisse légèrement, il met un coup d’épaule pour le remonter. Après avoir parcouru plusieurs kilomètres, ils s’arrêtent et s’assoient dans le sable. Le Grand sort une gourde, donne à boire au Petit et se désaltère à son tour sans cesser de regarder autour de lui, inquiet. 

Ils repartent et gravissent une légère colline. En contrebas, l’immobile serpent gris d’une rivière et une vieille bicoque. Le vieil Holcomb, cigare au bec, assis sur les marches, guette le chemin. Il les attend.

Le Grand et le Petit, fatigués, approchent lentement. Le vieux leur fait signe, la route est libre. La bicoque du vieil Holcomb est toute proche, ils vont pouvoir se reposer avant de repartir. Ils arrivent, saluent le vieil homme d’un signe de tête. Pas besoin de parler, ils savent ce qu’ils font ici.

Ils entrent dans la maison faite de bric et de broc. Le vieil homme reste silencieux, la tension est palpable. Le vieux leur sert à boire et à manger. Il faut reprendre des forces pour finir la route. Affamés, le Grand et le Petit se jettent sur leur assiette et avalent goulument la nourriture.

Le vieil homme les observe, perdu dans ses pensées. Il y a bien longtemps, il a pris le même chemin mais lui a eu un billet retour. Il n’a pas eu la chance d’arriver de l’autre côté, la patrouille l’a rattrapé. Alors pour oublier sa déception, il se rend, de temps à autre, au Korova Milkbar pour prendre une dose de vélocette pour se mettre le mozg plein à péter les lumières. Il ne lui reste plus que ça pour s’évader de cet ici et s’imaginer un peu là-bas.

Là-bas n’est jamais devenu un ici pour lui, et pour eux… qu’en sera-t-il ?

Il reporte son attention sur le Grand et le Petit. Ils ont fini leur frugal repas. Ils sont prêts et impatients. Ils n’ont pas besoin de lait gonflé pour s’échapper et avoir des étoiles plein les yeux. Le vieil homme les envie, il est bien loin le temps où il avait l’avenir devant lui.

Il se lève annonçant ainsi le départ. Le Grand et le Petit remontent leur sac à dos sur l’épaule et balaye du regard la vaste plaine désertique. Dans les sacs, il y a le strict nécessaire pour survivre. La route est encore longue pour se retrouver là-bas. Holcomb leur indique le chemin pour passer de l’autre côté. Le Grand et le Petit le remercient d’un hochement de tête, ils n’ont toujours pas échangé un mot. 

Le vieil homme les regarde s’éloigner, un léger sourire sur les lèvres. Il espère ne pas les revoir. Il les suit des yeux jusqu’à ce qu’ils deviennent deux petits points noirs à l’horizon. Avant de disparaitre, ils se retournent et lui font un petit signe de la main. 

Quelques heures plus tard, le Grand et le Petit arrivent enfin à l’endroit indiqué par le vieil homme. La nuit est noire comme du charbon. Ils tâtonnent pour trouver le passage. Le silence règne. Pas de patrouilles aux alentours. Leur coeur tambourine dans leur poitrine, ils ont peur. Ils y sont presque. Le passage est là, ils se glissent à l’intérieur et rampent sur le sol sablonneux. La poussière se soulève, ils se retiennent de tousser. Le moindre bruit pourrait mettre un terme à leur voyage. 

Quelques minutes s’écoulent. Le Petit retient un cri. Le Grand regarde par-dessus son épaule d’un air agacé. Le pull du Petit est accroché dans le barbelé, il n’arrive pas à se dégager. Le Grand lui fait signe de reculer pour se décrocher. Des phares arrivent à l’horizon, c’est la patrouille, ils doivent se dépêcher. Le Petit est effrayé, des larmes perlent au bord de ses cils. Acculé, le Petit tire de toutes ses forces sur le pull, le déchire et poursuit son chemin vers la sortie. Un bout de laine rouge reste accroché au barbelé. Les phares approchent éclairant dangereusement le paysage désertique. Ils rampent plus vite, atteignent la sortie, se relèvent légèrement, scrutent la plaine. Les phares se rapprochent encore. Le Grand voit enfin un endroit où se cacher. Il fait signe au Petit. Ils courent pour se mettre à l’abri, se cachent juste avant l’arrivée de la patrouille et retiennent leur respiration. La patrouille s’éloigne.

Le Grand et le Petit laisse passer l’air dans leur poumon. Ils échangent un regard stupéfait. Ils ont réussi, ils sont passés ! Il vont commencer une nouvelle vie dans ce là-bas, cet ailleurs qui est devenu leur ici.

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