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Les enfants de l’eau (version finale)

Temps de lecture estimé : 4 minutes

– Bonjour Annie, vous semblez préoccupée aujourd’hui, commence le thérapeute avec bienveillance.

La jeune femme, habituellement souriante et enjouée, soupire et explique :

 – Depuis quelques jours, je fais des rêves, des cauchemars, des souvenirs remontent comme des vagues à la surface, me laissant triste et angoissée…

– Vous pouvez m’en dire plus sur ces flashs ? l’encourage le médecin.

– Je parcours les rues de Paris à la recherche d’une solution. Je consulte des médecins, j’en parle à mes amis. Chacun me prodigue des conseils, me donne son avis mais aucun ne m’aide vraiment, murmure Annie.

– Qu’attendez-vous de toutes ces personnes ? 

 – Un nom, une adresse, une personne qui pourrait m’aider à me débarrasser de cette chose…

Le psychologue laisse le silence s’installer, il ne veut pas bousculer sa patiente car il sent que les mots prononcés vont l’ébranler. Le silence perdure, la jeune femme est plongée dans ces souvenirs.

Soudain, elle reprend la parole :

– Ce qui me choque, ce qui me bouleverse, c’est le détachement que j’éprouvais face à cet évènement. Je m’observais vivre ce moment terrible…

– Quand l’évènement est brutal, violent, impensable, nous mettons en place un moyen de protection pour ne pas sombrer, pour faire face, explique le praticien.

– Je n’avais qu’une obsession : le supprimer, enchainet-elle comme si elle n’avait pas entendu les paroles du médecin.

– Vous souhaitiez vous débarrassez de quoi ou de qui, demande-t-il d’une voix douce pour ne pas trop la brusquer.

– De l’enfant, avoue-t-elle.

– Vous vouliez avorter ?

– Oui… J’étais étudiante… En 1963, avorter n’était pas autorisé. Je devais trouver une solution pour le faire passer. J’ai vu des médecins qui m’ont refusé leur aide. J’ai acheté des aiguilles à tricoter bleues mais je n’ai pas réussi à aller jusqu’au bout, confesse Annie.

– Que s’est-il passé ensuite ?

– J’ai rencontré une personne qui connaissait une aide-soignante qui pouvait m’aider…

Le thérapeute attend patiemment la suite.

Les yeux dans le vague, comme si elle revivait l’évènement, Annie raconte son épreuve :

« La faiseuse d’ange m’a accueillie dans son appartement. Elle m’a conduit dans une chambre. Sur une table étaient disposés des ustensiles, des serviettes, un broc d’eau chaude. Elle m’a dit d’une voix professionnelle :

-Déshabillez-vous et installez-vous sur le lit, jambes écartées et repliées.

Je la regardais organiser son travail. Elle s’est assise devant moi, la tête entre mes jambes et m’a expliqué :

-Je vais poser une sonde dans votre vagin qui va provoquer votre avortement.

J’ai retenu mon souffle et poussé un cri lorsqu’elle a introduit l’appareil.

– Ne criez pas mon petit, me pria-t-elle.

Quelques minutes plus tard, elle avait terminé. Je me suis rhabillée. Je suis sortie de la chambre, elle m’attendait dans l’entrée et elle m’a proposé :

– Je vous raccompagne jusqu’au métro.

J’avais envie d’être seule mais je n’ai pas osé refuser. Le métro est arrivé. Elle m’a rappelé :

– N’oubliez pas de me ramener la sonde quand le travail sera terminé. »

– Vous avez souffert ? s’informe le thérapeute pour inciter Annie à poursuivre son récit.

– Non, je suis rentrée à la cité universitaire. J’ai prévenu mon amie Odette et je me suis allongée. Pendant plusieurs jours rien ne s’est passé. J’ai repris le cours de ma vie avec une sonde entre les jambes. Je guettais le moindre signe de la disparition de la chose. J’étais en colère. J’avais payé 400 francs et aucun résultat.

– Qu’avez-vous décidé ?

– Rien… je subissais avec indifférence mon état…

– Alors finalement vous avez gardé cet enfant ? interroge le médecin.

Annie relève les yeux et secoue la tête :

– Non… 

Elle poursuit :

– Quelques jours après, le travail a commencé. J’ai ressenti de violentes douleurs dans le ventre, les contractions se rapprochaient et devenaient de plus en plus intenses. Je me cramponnais au lit pour ne pas hurler…

– Vous étiez seule ?

– J’ai prévenu Odette. Elle m’a tenu la main et elle me conseillait de respirer comme si je devais accoucher. Je haletais comme un petit chien mais la souffrance me faisait perdre pied. Nous ne savions pas quoi faire…

Le médecin observe Annie qui revit la scène intensément. Soudain, elle gémit :

– Tout à coup, j’ai été prise d’une envie irrépressible d’aller aux toilettes. Je me suis accroupie dans les WC, le carrelage était d’un blanc immaculé et d’un coup, j’ai expulsé la chose. Elle a jailli comme une grenade éclaboussant le sol.

– Qu’avez-vous ressenti ?

– J’étais soulagée mais j’avais aussi le sentiment d’être un animal. J’ai retrouvé Odette dans ma chambre. Nous ne savions pas quoi faire. J’étais toujours reliée au baigneur, il fallait couper le cordon…

– Vous avez coupé le cordon vous-même ? s’enquiert le thérapeute interloqué.

– Odette s’est emparée d’une paire de ciseaux, elle a hésité quelques minutes, elle ne savait pas où couper mais elle l’a fait en tremblant…

Annie pleure silencieusement en revivant cet évènement :

– Il était minuscule, il avait une grosse tête et sous ses paupières transparentes, ses yeux formaient deux taches bleues.

Des larmes inondent son visage. Le médecin s’inquiète :

– Qu’avez-vous fait du foetus ?

La jeune femme baisse la tête et regarde le sol. Elle révèle, honteuse :

– Nous avons glissé l’embryon dans un sac de biscottes vide, puis je l’ai mis dans les toilettes et j’ai tiré la chasse…

Le médecin reste sans voix devant cette scène sans nom où la vie et la mort se sont côtoyées.

Annie interrompt le flot de ses pensées tumultueuses et dit :

– Saviez-vous qu’au japon on appelle les embryons avortés « Mizuko », les enfants de l’eau ?

Note : J’ai choisi d’écrire cette nouvelle tout en dialogue en partant du livre autobiographique d’Annie ERNAUX, l’évènement, qui est une narration sans dialogue. 

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