drame - fiction sentimentale ou inspirée de faits réels,  Nouvelle à chute

Le prix de l’amour

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Les Tuvache, paysans besogneux, s’échinaient à travailler la terre pour nourrir péniblement leur marmaille. Les marmots s’agitaient du matin au soir dans la poussière ou la boue, les joues maculées de terre, souillés de la tête aux pieds. 

Un après-midi, une jeune femme, la peau blanche et lisse, les cheveux savamment coiffés, apprêtée d’une magnifique tenue, s’arrêta devant le tas de gamins assis dans la terre et s’esclaffa :

– Oh Henri comme ils sont beaux tous ces enfants ! J’en voudrais bien un comme celui-là avec des cheveux bouclés et des joues roses. Je pourrais le bercer, le cajoler, le laver et le promener dans un joli landau. Oh Henri, s’il te plait…

Henri d’Hubières ne répondit rien. Il était accoutumé aux caprices de sa jeune épouse en mal d’enfant, ses suppliques lui rappelant, sans cesse, son incapacité à lui donner ce dont elle rêvait. Pour compenser ce manque viscéral, il la comblait de cadeaux mais elle demeurait insatisfaite. Chaque jour, elle se rendait dans ce village, répétant invariablement la même litanie, ajoutant de la culpabilité dans la tête d’Henri.

Un soir, elle accula son époux :

– Henri, je veux un enfant. Tu dois me trouver un enfant si non je te quitte !

Henri lui promit de trouver une solution. Il ne lui refusait jamais rien !

Le lendemain, comme chaque jour depuis plusieurs mois, ils se rendirent devant la chaumière. Ils descendirent de voiture et entrèrent chez les Tuvache. Les Tuvache, surpris de voir dans leur maison cet homme et cette femme joliment endimanchés, suspendirent leurs gestes et leurs donnèrent des chaises.

La jeune femme, retroussant son petit nez devant la chaise pleine de poussière, s’assit et, tout en triturant son mouchoir, commença :

– Mes braves gens, vous avez là de merveilleux enfants et j’aimerai beaucoup… je voudrais bien en avoir un moi aussi…

Les deux paysans la regardèrent, hébétés.

Elle poursuivit d’une voix légèrement aiguë :

– Je voudrais bien emmener votre petit Charlot avec moi… Henri vous donnera de quoi vivre et moi j’aurais un petit à chérir… 

– Vous voulez m’prend’e mon p’tit, s’écria la mère Tuvache.

– Nous voudrions avoir Charlot avec nous mais nous vous donnerons de l’argent en échange, minauda la jeune femme.

– Mais on achète pas l’enfant d’une autre, s’exclama la paysanne. L’amour d’une mère, ça n’a pas de prix…

La jeune femme, devant ce refus, se tourna vers son mari, et le supplia :

– Henri ! Fais quelque chose, j’aimerai tellement avoir cet enfant !

Henri tenta de négocier avec la famille. Il proposa une somme qui les mettrait à l’abri, ainsi qu’une rente mensuelle mais les paysans continuaient à refuser obstinément.

Après plusieurs heures de palabres, la paysanne déclara :

– Une mère ne peut pas abandonner son enfant comme ça, à des inconnus. Faut qu’on réfléchisse, hein l’homme ?

L’homme approuva de la tête. La femme reprit :

– Rev’nez demain, M’sieur, dame !

Henri attrapa le bras de son épouse qui répétait sans cesse :

– Je veux cet enfant, tu entends ? Je veux cet enfant ! Je ne partirai pas sans lui !

Henri poussa sa femme dehors et jeta par-dessus son épaule :

– A demain donc ! 

Le lendemain, à l’arrivée du couple, la mère Tuvache prit la parole :

– L’homme et moi, on a réfléchi ! Si vous voulez not’e pe’tiot, nous on veut l’argent, la rente et une maison à côté d’la vôtre. J’veux l’voir grandir. Mon homme y sera vot’e gardien, moi j’f’rai l’ménage. On dira rien au p’tit mais on s’ra là.

Le visage de la jeune femme s’éclaira soudain :

– On est d’accord, n’est-ce pas Henri ?

Henri se contenta de hocher la tête, contraint. Il fit appeler le maire comme témoin et tout fût signé.

Quelques jours plus tard, une voiture se gara devant la maison des Tuvache qui chargèrent leur maigre paquetage, prêts à quitter leur chaumière.

Les années passèrent. Les Tuvache appréciaient de vivre dans leur petite maison dans le parc du château des d’Hubières. Ils avaient pris goût à cette vie loin de la misère. Même si Charlot ne les voyait que comme des domestiques, eux pouvaient le voir grandir. La mère Tuvache lui laissait toujours quelques gâteaux confectionnés avec tout son amour, elle était tellement fière du jeune homme qu’il devenait…

Parfois, elle l’observait les yeux emplis d’amour et Mme d’Hubières lui jetait un regard dur… Le prix du silence. Charlot ne saurait jamais qui était ses vrais parents… 

Au fil du temps, ce secret devenait trop lourd pour la mère Tuvache.

Un jour, pensive, elle regarda longuement Charlot, beaucoup trop longuement selon Mme d’Hubières qui, folle de rage, lui rappela :

– Ce n’est plus ton enfant ! C’est le mien ! N’oublie pas notre pacte. Tu dois te taire et surtout ne rien lui montrer. Arrête de le regarder comme tu le fais avec tes yeux plein d’amour, il va finir par se douter de quelque chose !

– J’dirai rien mais j’peux pas m’empêcher de l’aimer. C’est mon p’tit, c’est moi qui l’a mis au monde, s’indigna la mère Tuvache.

– Ce n’est plus rien pour toi ! On l’a payé assez cher. Quelle vie aurait-il eu si on ne l’avait pas sorti de la misère ? explosa Mme d’Hubières.

La mère Tuvache fixa durement sa maitresse et riposta :

– Sans moi, t’aurais pas eu d’enfant !

Une porte claqua. Les deux femmes se jaugèrent quelques secondes et se précipitèrent devant la fenêtre.

Charlot traversait le parc en courant en direction du lac. 

Alerté par le bruit des voix, il n’avait rien perdu de cette conversation. La vérité lui explosait au visage. Lui, fils de paysan, sa mère n’était pas sa mère. Elle l’avait acheté comme un vulgaire jouet. Ses parents l’avaient vendu… Son monde s’effondrait. En qui avoir confiance ?

Il entendit les deux femmes l’appeler d’une même voix, il ne se retourna pas. Aucune ne méritait son attention. 

Il quitta ce monde qui n’était plus son monde, sans un mot, sans une pensée, le coeur lourd de haine et de chagrin.

(Vous trouverez mon analyse en commentaires)

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