drame - fiction sentimentale ou inspirée de faits réels

A corps perdu

Temps de lecture estimé : 4 minutes

Théâtre du Bolchoï – Dernière répétition avant la Première.

Stress des derniers préparatifs. Tout le monde est sur le qui-vive.

Comme d’habitude, j’assiste à toutes les répétitions. Je ne sais pas pourquoi on appelle les danseuses classiques « les petits rats de l’opéra ». Moi, elles me font plutôt penser à des petites souris qui détalent dans le grenier, lorsque Sergueï, le chorégraphe, déboule dans les couloirs en aboyant après elles. 

Il est toujours dans cet état la veille d’une première. Il n’est jamais satisfait et terriblement stressé. Il vocifère ses ordres aux uns et aux autres. Tous voudraient se glisser dans un trou de souris pour l’éviter ! 

J’admire les danseuses, leur travail acharné, leur persévérance, leur combat quotidien contre la douleur. Tel un sculpteur, elles taillent, façonnent, cisèlent, modèlent, sculptent leur corps en le soumettant aux souffrance de la barre. Des heures durant, face au miroir, elles se scrutent et traquent le moindre défaut. Elles étirent et assouplissent chaque muscle et recommencent, sans relâche, chaque figure pour atteindre la perfection. Pourtant malgré tous leurs efforts, une seule d’entre elle sera l’élue. Qui deviendra danseuse étoile ?

Rivalité. Jalousie. Envie. Haine.

Tant d’émotions vives et négatives pour être la meilleure.

La répétition commence. Je regarde Tatiana, la favorite actuelle, qui avance sous le feu des projecteurs, un sourire ravageur sur ses lèvres. Outre ses cheveux roux et ses yeux vert-émeraude en amande, elle a une démarche féline et sensuelle qui ne laisse personne indifférent. Elle est au sommet de la gloire. Etoile parmi les étoiles, elle scintille comme un diamant.

Elle enchaine, avec une facilité déconcertante, sauts, tours et arabesques. Sa technique est parfaite, elle semble aussi légère qu’une plume. Elle est la grâce et l’élégance incarnées.

Je ne suis pas la seule à l’admirer, tous ont les yeux rivés sur elle. Je me demande bien qui pourrait la détrôner ?

Je détache un instant mon regard de Tatiana et je vois une danseuse qui se tient légèrement à l’écart du ballet. Elle observe Tatiana. Cette danseuse, c’est Katarina, la seconde ballerine. Ses yeux noirs sont fixés sur sa rivale. Chaque soir, je la vois, alors que toutes les autres sont parties se reposer, poursuivre son entrainement à la barre, avec acharnement. Elle convoite la première place. Elle n’est pas aussi brillante que Tatiana mais elle a un certain talent, c’est indéniable.

Tiens, mais que regarde-t-elle ?

Je tourne la tête dans la même direction que Katarina et j’aperçois une ombre qui se déplace au fond de la scène, derrière le rideau. C’est Pavel, véritable Dieu grec, qui entre en piste. Il se dirige vers Tatiana. Le visage de Katarina se décompose car il n’a pas un regard pour elle. 

Pavel semble plonger corps et âme dans le regard vert profond de Tatiana. Il la dévore des yeux. Je trouve l’aura de ce couple incroyable. Ils sont d’une sensualité à couper le souffle. Leurs corps évoluent au même rythme. Ils ne forment qu’un et exécutent, avec souplesse et agilité, portés et acrobaties. Le temps est comme suspendu devant tant de beauté et d’harmonie. 

Quelques murmures exaltés s’échappent des coulisses après cette fantastique démonstration. Je suis, moi aussi, totalement envoutée.

Soudain, la voix tonitruante de Sergueï rompt le charme enchanteur et me ramène à la réalité. C’est le tour de Katarina. Elle se jette dans l’arène. Elle s’élance sur la scène avec détermination. Elle ajuste son port de tête et enchaine les figures. Sa technique, sans être parfaite, est bonne mais elle n’a pas le charisme de sa rivale. Je suis émue de la voir se débattre pour prouver sa valeur. Mais malgré tout son talent, elle n’attire pas les regards et ne provoque pas de soupirs d’admiration. Après quelques minutes, Sergueï s’impatiente et l’invective, ses remarques désobligeantes fusent. Je sens que Katarina perd confiance sous cette pression.

Pourtant, elle ne baisse pas les bras. Elle s’efforce de sauter plus haut, d’enchainer plus vite sauts, jetés et arabesques. Je la contemple avec compassion : ses muscles se raidissent, elle perd de la grâce et de la légèreté. A chaque nouvelle remarque du chorégraphe, son visage se ferme, ses traits se crispent, son regard se voile, des larmes apparaissent au bord de ses cils. Je trouve que Sergueï est injuste de la bousculer ainsi. Je n’aime pas cette rivalité entre les danseuses. Elle détruit la beauté de leur art.

Encore quelques sauts de chat. Katarina se rapproche du couple figé comme une statue de marbre dans un gracieux porté. Elle ne les quitte pas des yeux. Je perçois son désespoir et sa détresse et je décèle, aussi, un éclair dans ses prunelles comme si une idée soudaine lui traversait l’esprit. Elle perd sa concentration, et ses mouvements sont encore moins fluides. Sergueï hurle. Elle poursuit son avancée vers Pavel. Mais que fait-elle ? Elle est beaucoup trop près pour exécuter son grand jeté. 

Je distingue des murmures inquiets. La tension monte dans la troupe. Tatiana semble nerveuse. Elle regarde Pavel. Le couple vacille légèrement tandis que Katarina s’approche dangereusement. Pourquoi est-elle si près ?

Tiens ! Je n’entends plus Sergueï. Il est en apnée, les yeux écarquillés par l’angoisse. Tout se passe en quelques secondes : Katarina arme son pas puis, s’effondre. Sa tête heurte violemment le plancher. Je regarde le corps allongé, inerte. Je suis abasourdie.

Après quelques secondes, je me précipite vers la danseuse blessée. Le sourire de Katarina s’est effacé, une larme brille au coin de ses yeux. Son corps l’a trahie. Son rêve s’est brisé. 

Quel gâchis !

(La version originale de cette nouvelle s’intitule « Etoiles rivales », vous pouvez la retrouver sur le site)

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